L'effusion d'Hélène Cixous

Publié le par pac

"Or, si tu es une femme, tu es toujours plus proche et plus loin de la perte qu'un homme. Plus capable et moins capable de perte. Plus attirée, plus repoussée. Plus séduite, plus interdite. Une même pulsion, obscure, divisée dans son sens, et toujours l'inverse de soi-même, te pousse, en te retenant, à perdre.

 
                Car, à une "femme", tout empreinte par l'héritage socio-culturel, on a inculqué l'esprit de "retenue". Elle est même la retenue, socialement. (Ou si tu veux, la refoulée, la contrôlée.) Elle se retient et elle est retenue, par mille liens, accrochée, conjuguée, cordons, chaînes, filet, laisse, écuelle, réseau de dépendances asservissantes, rassurantes. Elle est définie par ses appartenances, femme de, comme elle a été fille de, de main en main, de lit en niche, de niche en foyer, la femme en tant que complément de nom, a beaucoup à faire pour trancher. On t'a appris à avoir peur de l'abîme, de l'infini, qui t'est pourtant plus familier qu'à l'homme. Ne va pas près de l'abîme ! Si elle allait découvrir sa force ! Si elle allait, soudain, jouir, profiter de son immensité ! Si elle faisait le saut ! Et ne tombait pas comme une pierre, mais comme un oiseau. Si elle se découvrait nageuse d'illimité !


                Lâche-toi ! Lâche tout ! Perds tout ! Prends l'air. Prends le large. Prends la lettre. Ecoute : rien n'est trouvé. Rien n'est perdu. Tout est à chercher. Va, vole, nage, bondis, dévale, traverse, aime l'inconnu, aime l'incertain, aime ce qui n'a pas encore été vu, aime personne, que tu es, que tu seras, quitte-toi, acquitte-toi des vieux mensonges, ose ce que tu n'oses pas, c'est là que tu jouiras, ne fais jamais ton ici que d'un là, et réjouis-toi, réjouis-toi de la terreur, suis-la où tu as peur d'aller, élance-toi, c'est par là ! Ecoute : tu ne dois rien au passé, tu ne dois rien à la loi. Gagne ta liberté : rends tout, vomis tout, donne tout. Donne absolument tout, entends-moi, tout, donne tes biens, est-ce fait ? Ne garde rien, ce à quoi tu tiens, donne-le, y es-tu ? Cherche-toi, cherche le je, bouleversé, nombreux, que tu seras toujours plus loin, et hors d'un soi, sors, sors, sors du vieux corps, coupe à la Loi. Laisse-la tomber de tout son poids, et toi, file, ne te retourne pas : ce n'est pas la peine, il n'y a rien derrière toi, tout est à venir. »

 

Hélène Cixous, « La venue à l’écriture » (1976), Entre l’écriture.

 

Publié dans Littérature

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