"Maman" - corpstexte

Publié le par pac

Maman, « Maman », Après avoir parlé avec toi, je me sens perdue dans ma propre vie, étrangère à mon quotidien, fraudeuse identitaire. Après avoir parlé avec toi, j’ai des doutes sur celle que je suis ici, sans pour autant avoir de certitudes sur celle que je fus là-bas. La distinction est sûrement elle aussi source d’illusion. Alors, je décide de te parler depuis ce moment trouble où je raccroche avec la sensation étrange d’être passée à côté. Mais à côté de quoi ? de qui ? Je me demande si tu n’as pas les réponses, toi qui m’as portée, expulsée, torchée, nourrie, réchauffée, rassurée. Cela me semble si mystérieux, si incompréhensible. Je ne connais pas cette enfant que je fus, ce bébé. L’enfance, la haute enfance, où l’on vit sans mémoire, dérobé à soi-même, ce silence de la mémoire sur lequel on construit le langage. Je parle, je parle, mais au fond, je ne sais pas ce que je dis parce que je ne peux pas savoir qui dit ce que je dis. Et toi, le sais-tu ? Ne le sais-tu pas mieux ? L’enfant, moi, se fait de sa mère, toi, un absolu. Un absolu rempart, un absolu chagrin, un absolu silence, un absolu secret, une absolue menace. Un vrai mystère. Quelque chose reste-t-il de caché qui expliquerait ce trouble qui me fait t’écrire à minuit passé, alors que je n’ai plus que 6 h devant moi pour réparer les brèches de la fatigue ? Lorsque je raccroche, lorsque je te quitte, j’éprouve une peine incompréhensible, informulable. En partie, il y a de la culpabilité, celle de te laisser, celle d’avoir, tout simplement, grandi. Comment vas-tu tenir debout sans nous, me demandé-je confusément, moi qui ne connais que la mère, bien que j’entrevoie la Femme souvent. Mais celle-ci miroite entre deux éclairs de lucidité involontaire, et m’effraie parce qu’elle m’apparaît insaisissable, sinon au travers d’une histoire que je me raconterais pour la comprendre, elle, non toi. Enfin, qui es-tu ? Qui suis-je ? Maman, je ne sais pas pourquoi toutes ces questions. Je pense que tu ne sais pas non plus, mais ne pas te les poser, c’est accepter une autre distance, bien plus sournoise que la vraie. Je me sens séparée, mais de quoi ? de qui ? ai-je oublié quelque chose de moi en traversant ces années ? quelque chose de très important ? Ou bien : ai-je voulu oublier quelque chose ? Je n’ai pas d’enfants. Je ne le regrette pas, j’en suis heureuse. J’en aurai peut-être ou peut-être pas. Mais je ne peux m’empêcher de penser à la déception que cela te cause sûrement. Je me sens « moins » que les autres. Moins quoi ? Moins femme ? Je ne me suis jamais sentie « femme ». Je n’ai pas assez de seins pour ça. Je n’ai pas assez de corps pour ça. Le corps il nous arrive par la maternité, j’ai l’impression. Mais c’est un corps de douleur, c’est un corps démantelé, partagé. J’ai mon petit corps unique, miniature. Qu’est-ce qu’être une femme ? Comment fait-on pour leur tenir tête, aux hommes ? Pourquoi n’as-tu jamais encouragé mon désir d’écrire ? Pourquoi n’as-tu pas voulu que je te dise le montant de mon 1er salaire ? Quelle peur t’a empêchée de me rêver femme libre, forte, femme revanche ? Oui, j’aurais aimé être ta revanche et j’ai le sentiment de porter l’échec de ma propre émancipation. Je vais avoir trente ans. Pourquoi ai-je l’impression de ne pouvoir me poser qu’aujourd’hui la question de mon Désir ? Pourquoi ne me suis-je pas emparée de ma vie, comme font les artistes, souvent des hommes. Pourquoi y a-t-il tellement plus d’hommes artistes, intellectuels, etc etc etc. Et moi, je pouvais faire tant de choses. N’ai-je pas tout gâché ? Mes aspirations profondes, j’ai l’impression que tu n’as jamais voulu vraiment les écouter, peut-être parce qu’elles t’ont fait peur ? Il est bien facile d’accuser sa mère de ne pas être ce qu’on aurait aimé devenir. La mère a toujours le plus mauvais rôle. C’est peut être pour cette raison que je ne veux pas avoir d’enfants ? La fatigue va avoir raison de moi. Je déteste tout ce que je viens d’écrire. Cela pue l’introspection stérile. Pourtant je vais conserver cette trace, je ne sais pas pourquoi. Cela fait du texte en plus. Cela me donne un corps, un corpstexte.

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